Témoignage

Samedi 25 mars, une soirée de veille comme les autres à l’abri. Je papote un peu avec Kamel, un habitué. Il a tellement de choses à dire. Je lui propose de s’exprimer au travers de notre newsletter, afin que l’ensemble de nos bénévoles puisse comprendre comment on peut passer de tout à rien, et le parcours « type » d’un sans-abri sans-papiers. Il accepte immédiatement, il n’a rien à cacher. Nous nous isolons pour pouvoir parler tranquillement, pendant plus d’une heure. Voici son histoire….

– Parle-moi un peu de toi Kamel :

« Je m’appelle Kamel D., je suis Tunisien d’origine et j’ai 57 ans. J’ai fait mes études primaires et secondaires en Tunisie mais je n’ai pas eu l’occasion d’obtenir mon diplôme.

Je travaillais régulièrement comme standardiste au Club Med, à Hammamet. C’est là que j’ai connu ma future femme, S., une Allemande. Nous avons une fille de 24 ans, I. Nous nous sommes mariés et je l’ai suivie en Allemagne où j’ai repris mes études, j’ai appris notamment l’allemand, et j’ai obtenu en 1985 mon diplôme de « correspondant en langues étrangères », un peu l’équivalent d’interprète. Et j’ai travaillé dans mon domaine. J’ai très bien gagné ma vie mais mon travail m’amenait souvent à me déplacer, parfois jusqu’à 1 mois. Ma femme a connu quelqu’un d’autre et a demandé le divorce.

Je suis rentré en Tunisie, pensant m’y réinstaller définitivement. J’ai continué à travailler pour des entreprises multinationales, des centres d’appels ou comme traducteur pour de riches hommes d’affaires. J’ai fait la connaissance sur internet de mon ex, E., une Suédoise. Elle m’a demandé de venir m’installer avec elle, je ne voulais pas tout quitter une nouvelle fois mais elle m’a fait obtenir un permis de séjour de 2 ans. Tout se passait bien. C’est elle qui devait renouveler mon permis mais elle ne l’a pas fait. Nous n’étions pas mariés, juste en ménage, et elle pensait que j’allais la quitter pour épouser une Tunisienne. Pour elle, j’avais quitté mon poste en Tunisie, j’avais démissionné alors que mon patron m’avait proposé de prendre un congé sans solde.

J’étais en contact avec mon cousin qui vivait en Belgique, il avait un appartement. Je suis venu le rejoindre en 2015 mais cela n’a pas duré avant qu’il le perde, à peine 1 an. Il était en dépression et buvait beaucoup. Il n’a pas renouvelé son permis de séjour à temps et le mien, de Suède, avait expiré. Il est ici aussi chez Thermos ce soir. Il va mieux. Il essaye de refaire ses papiers.

Nous nous sommes retrouvés tous les 2 à la rue. Nous avons beaucoup squatté, notamment dans l’ancienne patinoire de Coromeuse pendant 2 ans. J’ai même fait connaissance avec tout le personnel des travaux du tram à la fin. Pendant le Corona, on nous amenait à manger sur place. J’ai connu Benoît (ASBL Benoît & Michel) dans le parc à ce moment là et il a continué à m’aider. Quand je squattais à l’ancienne patinoire, il y avait une chatte qui a eu 6 chatons. Je faisais la manche et je leur amenais à manger. J’ai pris des photos et je les ai mises sur internet pour demander qu’on leur vienne en aide. P., une dame qui avait un refuge pour animaux, a envoyé une amie pour venir les chercher et les mettre en sécurité. Elle a donné à la chatte le nom de Kamelia, comme Kamel. Benoît la connaissait et il savait qu’elle avait des box pour chevaux. Elle a proposé de m’héberger dans un de de ces box. C’était très bien meublé et confortable. En échange, je m’occupais des animaux et elle me donnait un peu d’argent aussi, elle m’avait acheté une carte de téléphone. Je pouvais payer mon tabac et me faire à manger. Il y avait plus de cinquante chats, 6 chiens, 2 poneys et 12 poules, beaucoup de litières à changer chaque jour. Je suis resté là 6 ou 7 mois. Ça faisait beaucoup pour moi tout seul. Comme elle n’avait pas un bon caractère, les autres bénévoles ne restaient pas. Un jour je lui ai parlé de son comportement par rapport aux autres bénévoles, elle l’a mal pris. Je suis parti. De nouveau les abris de nuit, les squats…

J’ai eu 2 accidents graves aussi. Une camionnette qui m’a renversé à Coronmeuse, côtes brisées, thorax ouvert, plaques métalliques avec des vis. Et un autre accident à St Léonard, percuté par une voiture, hanche détruite, opération pour placer une prothèse. 2 délits de fuite. La camionnette avait une plaque des pays de l’Est et pour la voiture, même avec les caméras, on n’a rien pu voir. Plainte contre X et les policiers ne se sont même pas déplacés quand j’étais à l’hôpital. Je suis resté 1 mois à la Citadelle la dernière fois, puis en sortant j’ai passé 1 semaine en rue parce que les abris étaient remplis. Je n’arrivais plus du tout à marcher. Je sentais qu’il y avait du liquide dans la hanche. Bilan : grosse infection dans la prothèse. Je suis reparti pour 2 mois et demi à l’hôpital, sous morphine et antibiotiques, en sortant j’étais à 13 comprimés par jour. Depuis janvier 2023, ça va mieux. Je n’ai plus que 6 comprimés. Prochain rendez-vous en mai. Je dois encore subir une opération à l’épaule depuis le 1er accident mais c’est impossible tant qu’il y a de l’infection à la hanche. Je ne sais même plus lever mon bras plus haut qu’à l’horizontal et j’ai tellement mal en permanence que je ne dors pas bien, même avec les somnifères. Je marche beaucoup en vivant en rue, et ce n’est pas bon pour ma hanche. Les médicaments ont créé des problèmes à l’estomac…

Maintenant, j’ai l’aide médicale d’urgence depuis 3 mois et ils l’ont renouvelée encore 3 mois jusqu’à fin juin. J’ai déjà fait 25 séances de kiné et l’infectiologue m’en en a represcrit 60 parce que sinon je perdrai l’usage de mon bras à terme. Mais je les espace, parce que je dois choisir entre passer la journée à l’hôpital, ou manger et me reposer quelque part un peu la journée. Et j’ai mes démarches administratives à faire aussi. Ça aussi c’est difficile : au CPAS ils m’ont attribué un numéro, je pensais que c’était un numéro national mais à la Commune, le numéro ne passait pas. Donc je dois retourner au CPAS. Pour la Commune, on m’a d’abord orienté vers Sainte Marguerite mais ils m’ont dit que l’adresse de référence était liée à la Mairie des Guillemins. Et l’adresse de référence c’est juste pour recevoir mon courrier, mais pour l’agent de quartier cela ne va pas bien sûr. Pour refaire à chaque fois les documents, il faut faire des photos, il faut de l’argent ; il faut prendre le bus, il faut de l’argent… Quand je viens chez Thermos, par exemple, je dois m’arrêter 4 fois en montant à pied de la place Saint-Lambert, tellement c’est douloureux avec ma hanche et je n’ai pas de carte de bus (j’en ai demandé une au CPAS vu ma situation mais ils me l’ont refusée). Alors parfois je demande aux chauffeurs de pouvoir monter quand même dans le bus ; ils disent souvent « oui mais vous assumerez en cas de contrôle ».

Le CPAS m’avait orienté vers la Vierge Noire vu ma santé, mais le dossier n’avance pas. Je n’avais rien demandé, c’est eux qui m’ont orienté vers là. Il y a un article européen qui dit qu’on peut avoir une régularisation si la maladie qu’on a ne peut pas être soignée dans le payer d’origine. En Tunisie, il y a les cliniques privées que des gens comme moi ne pourront jamais s’offrir, et puis il y les cliniques publiques où les malades dorment et meurent par terre. On ne sait pas ça, ni comment on vit là-bas, quand on vient en touriste. Je préfère rester sans-abri et malade ici que de retourner là-bas où rien ne m’attend. Mon père a été malade là-bas et la clinique privée nous a couté notre maison. Et c’est en Belgique que j’ai eu mes 2 accidents. Je ne demande rien, mais juste de pouvoir vivre normalement comme avant ces accidents. Chez Thermos, j’ai fait la connaissance d’une bénévole qui m’a parlé de l’association Point d’Appui. J’ai rendez-vous avec eux la semaine prochaine. J’ai arrêté les autres démarches en attendant parce qu’on ne me donne pas les informations pour avancer. »

– Chez Thermos, on t’aide ?

« Il fait froid, il pleut, alors à chaque fois que je le peux, je reste chez Thermos. Après l’hôpital, j’ai pu rester 2 mois et demi, au lieu de 15 jours normalement, aux Sans-Logis ; c’est grâce à L., qui fait partie des éducatrices de rue maintenant. Le premier jour après, quand je me suis présenté chez Thermos, Sam m’a reçu et écouté. Il a informé Magali et j’ai pu rester ici jusqu’à maintenant. Sam m’a trouvé une place à l’abri de la Fontaine à partir de fin avril et je peux rester ici entre-temps. »

– Tu penses aux contrôles de police et aux conséquences qu’ils pourraient avoir pour toi ?

« Je suis sans-papiers mais pas clandestin ; je suis venu de Suède avec un permis de séjour qui a expiré, pas de Tunisie directement via la mer. Les policiers me connaissent, ils m’ont dit qu’ils connaissaient ma situation. Tant que je ne trafique pas, ils ne disent rien. Mais parfois il y a des contrôles spéciaux pour les sans-papiers. A force de penser tous les jours aux contrôles de police, on apprend à vivre avec la peur. »

– Comment est-ce que tu vis tout ça ? Comment est-ce que tu tiens le coup ?

« Presque quotidiennement, je me dis que j’en ai marre et que ce qui doit arriver va arriver. Le plus dur, c’est de ne pas avoir des informations précises pour essayer de rectifier ma situation. Je suis conscient qu’en étant Tunisien, je n’ai quasiment pas une chance d’y arriver. Ce n’est pas facile d’être SDF. Il y a ceux qui nous jugent, qui nous pointent du doigt alors qu’ils ne connaissent même pas notre histoire. Et il n’y a pas de compréhension par rapport au fait que, des fois, on laisse un peu nos démarches de côté pour se reposer. On nous demande tout le temps de faire des démarches, de prouver qu’on avance et on doit sacrifier tout le reste. Et bizarrement, les seuls qui s’intéressent à nous, ce sont des associations qui n’ont aucun pouvoir. Les SDF et les sans-papiers ne sont nullement représentés là-haut, chez les politiciens. On n’est pas informés quand on arrive en Belgique. On devrait nous expliquer qu’on doit demander un numéro national, juste pour être enregistrés et ne pas être illégaux. On n’a pas d’espoir, on reste bloqués partout, on reste dans l’ombre… Les accidents m’ont détruit le corps, j’ai beaucoup maigri, j’ai mal ; c’est dur aussi pour le moral et psychologiquement. S’ils prolongent l’aide médicale d’urgence, c’est parce qu’ils savent qu’il y a un vrai problème. Mais personne ne m’aide à le régler. Et puis, parfois, j’ai une sorte d’énergie qui vient de je ne sais où, et je continue … ! »

Témoignage recueilli par Estelle.

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